Il était tellement impossible que la République pût se rétablir quil arriva ce quon navait jamais encore vu, quil ny eut plus de tyran, et quil ny eut pas de liberté : car les causes qui lavaient détruite subsistaient toujours.
Les conjurés navaient formé de plan que pour la conjuration et nen avaient point fait pour la soutenir.
Après laction faite, ils se retirèrent au Capitole, le Sénat ne sassembla pas, et, le lendemain, Lépidus, qui cherchait le trouble, se saisit, avec des gens armés, de la place romaine.
Les soldats vétérans, qui craignaient quon ne répétât les dons immenses quils avaient reçus, entrèrent dans Rome. Cela fit que le Sénat approuva tous les actes de César, et que, conciliant les extrêmes, il accorda une amnistie aux conjurés ; ce qui produisit une fausse paix.
César, avant sa mort, se préparant à son expédition contre les Parthes, avait nommé des magistrats pour plusieurs années, afin quil eût des gens à lui qui maintinssent, dans son absence, la tranquillité de son gouvernement. Ainsi, après sa mort, ceux de son parti se sentirent des ressources pour longtemps.
Comme le Sénat avait approuvé tous les actes de César sans restriction, et que lexécution en fut donnée aux consuls, Antoine, qui létait, se saisit du livre des raisons de César, gagna son secrétaire, et y fit écrire tout ce quil voulut, de manière que le Dictateur régnait plus impérieusement que pendant sa vie : car ce quil naurait jamais fait, Antoine le faisait ; largent quil naurait jamais donné, Antoine le donnait ; et tout homme qui avait de mauvaises intentions contre la République trouvait soudain une récompense dans les livres de César.
Par un nouveau malheur, César avait amassé pour son expédition des sommes immenses, quil avait mises dans le Temple dOps. Antoine, avec son livre, en disposa à sa fantaisie.
Les conjurés avaient dabord résolu de jeter le corps de César dans le Tibre[1] ; ils ny auraient trouvé nul obstacle : car, dans ces moments détonnement qui suivent une action inopinée, il est facile de faire tout ce quon peut oser. Cela ne fut point exécuté, et voici ce qui en arriva.
Le Sénat se crut obligé de permettre quon fît les obsèques de César, et effectivement, dès quil ne lavait pas déclaré tyran, il ne pouvait lui refuser la sépulture. Or cétait une coutume des Romains, si vantée par Polybe, de porter dans les funérailles les images des ancêtres et de faire ensuite loraison funèbre du défunt. Antoine, qui la fit, montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui lut son testament, où il lui faisait de grandes largesses, et lagita au point quil mit le feu aux maisons des conjurés.
Nous avons un aveu de Cicéron[2], qui gouverna le Sénat dans toute cette affaire, quil aurait mieux valu agir avec vigueur et sexposer à périr, et que même on naurait point péri. Mais il se disculpe sur ce que, quand le Sénat fut assemblé, il nétait plus temps, et ceux qui savent le prix dun moment dans des affaires où le peuple a tant de part nen seront pas étonnés.
Voici un autre accident : pendant quon faisait des jeux en lhonneur de César, une comète à longue chevelure parut pendant sept jours ; le peuple crut que son âme avait été reçue dans le Ciel.
Cétait bien une coutume des peuples de Grèce et dAsie de bâtir des temples aux rois et même aux proconsuls qui les avaient gouvernés[3] : on leur laissait faire ces choses comme le témoignage le plus fort quils pussent donner de leur servitude ; les Romains même pouvaient, dans des laraires ou des temples particuliers, rendre des honneurs divins à leurs ancêtres. Mais je ne vois pas que, depuis Romulus jusquà César, aucun Romain ait été mis au nombre des divinités publiques[4].
Le gouvernement de la Macédoine était échu à Antoine ; il voulut, au lieu de celui-là, avoir celui des Gaules ; on voit bien par quel motif. Décimus Brutus, qui avait la Gaule Cisalpine, ayant refusé de la lui remettre, il voulut len chasser. Cela produisit une guerre civile, dans laquelle le Sénat déclara Antoine ennemi de la Patrie.
Cicéron, pour perdre Antoine, son ennemi particulier, avait pris le mauvais parti de travailler à lélévation dOctave, et, au lieu de chercher à faire oublier au peuple César, il le lui avait remis devant les yeux.
Octave se conduisit avec Cicéron en homme habile il le flatta, le loua, le consulta, et employa tous ces artifices dont la vanité ne se défie jamais.
Ce qui gâte presque toutes les affaires, cest quordinairement ceux qui les entreprennent, outre la réussite principale, cherchent encore de certains petits succès particuliers, qui flattent leur amour-propre et les rendent contents deux.
Je crois que, si Caton sétait réservé pour la République, il aurait donné aux choses tout un autre tour. Cicéron, avec des parties admirables pour un second rôle, était incapable du premier : il avait un beau génie, mais une âme souvent commune, Laccessoire chez Cicéron, cétait la vertu ; chez Caton, cétait la gloire[5] ; Cicéron se voyait toujours le premier ; Caton soubliait toujours. Celui-ci voulait sauver la République pour elle-même ; celui-là, pour sen vanter.
Je pourrais continuer le parallèle en disant que, quand Caton prévoyait, Cicéron craignait ; que, là où Caton espérait, Cicéron se confiait ; que le premier voyait toujours les choses de sang-froid ; lautre, au travers de cent petites passions.
Antoine fut défait à Modène ; les deux consuls Hirtius et Pansa y périrent. Le Sénat, qui se crut au-dessus de ses affaires, songea à abaisser Octave, qui, de son côté, cessa dagir contre Antoine, mena son armée à Rome, et se fit déclarer consul.
Voilà comment Cicéron, qui se vantait que sa robe avait détruit les armées dAntoine, donna à la République un ennemi plus dangereux, parce que son nom était plus cher et ses droits, en apparence, plus légitimes[6].
Antoine, défait, sétait réfugié dans la Gaule Transalpine, où il avait été reçu par Lépidus. Ces deux hommes sunirent avec Octave, et ils se donnèrent lun à lautre la vie de leurs amis et de leurs ennemis[7]. Lépide resta à Rome ; les deux autres allèrent chercher Brutus et Cassius, et ils les trouvèrent dans ces lieux où lon combattit trois fois pour lempire du monde.
Brutus et Cassius se tuèrent avec une précipitation qui nest pas excusable, et lon ne peut lire cet endroit de leur vie sans avoir pitié de la République, qui fut ainsi abandonnée. Caton sétait donné la mort à la fin de la tragédie ; ceux-ci la commencèrent, en quelque façon, par leur mort.
On peut donner plusieurs causes de cette coutume si générale des Romains de se donner la mort : le progrès de la secte stoïque, qui y encourageait ; létablissement des triomphes et de lesclavage, qui firent penser à plusieurs grands hommes quil ne fallait pas survivre à une défaite ; lavantage que les accusés avaient de se donner la mort plutôt que de subir un jugement par lequel leur mémoire devait être flétrie et leurs biens confisqués[8] ; une espèce de point dhonneur, peut-être plus raisonnable que celui qui nous porte aujourdhui à égorger notre ami pour un geste ou une parole ; enfin, une grande commodité pour lhéroïsme : chacun faisant finir la pièce quil jouait dans le monde, à lendroit où il voulait.
On pourrait ajouter une grande facilité dans lexécution : lâme, tout occupée de laction quelle va faire, du motif qui la détermine, du péril quelle va éviter, ne voit point proprement la mort, parce que la passion fait sentir, et jamais voir.
Lamour-propre, lamour de notre conservation se transforme en tant de manières et agit par des principes si contraires quil nous porte à sacrifier notre être pour lamour de notre être, et tel est le cas que nous faisons de nous-mêmes que nous consentons à cesser de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que nous nous aimons plus que notre vie même.